La Grande Traversée

   
  Du haut de sa monture, il toisa l'horizon, teinté d'or par les éclats de l'auble. Il se redressa, puis lanca un long cri, qui résonna longtemps à travers l'immense étendue qu'étaient les grandes steppes Faucons.

L'heure du Grand Eveil était pour bientôt. Les Esprits du Vent lui avaient parlé, et lui avaient murmuré son destin, leur frêle toucher lui effleurant la peau. Oui, l'heure était pour bientôt.

L'Heure du Grand Eveil, et de la Reconquête des Vastes Plaines par ses véritables maîtres.

 

   
         

  Il lut et relut le rouleau de papier manuscrit à l'écriture peu assurée qui lui avait été remis quelques instants plus tôt. 

L'art de l'écriture était chose nouvelle pour son peuple, plus empreint de tradition orale, mais l'unification du Khanistan avait apporté son lot de changements, de nouveautés et d'améliorations - et il lui fallut alors se mettre à enseigner la lecture et l'écriture à nombre de ses gens, lui ainsi que beaucoup d'autres des rares lettrés Faucons.

Une nouvelle ère s'ouvrait en effet, et bien que tous étaient conscients des bouleversements que cela impliquait pour leur mode de vie, force était de constater la nécessité de s'ouvrir et d'apprendre. Le contact prolongé avec les Scarabées leur avait ouvert les yeux sur ce fait : les gens de l'Orient avaient autant à leur enseigner qu'eux-mêmes à leur égard.

De grandes choses naîtront de cette unification, pensa-t-il.

Il s'apprêtait à aller se coucher lorsqu'une agitation secoua le camp où il se trouvait. Il sortit de sa tente, et se dirigea vers l'attroupement qui s'était formé à l'orée du campement. Il forca le passage et parvint à voir :

Une monture sur le dos de laquelle était attaché le cadavre d'un homme criblé de flèches. Il s'approcha et reconnut le messager qu'il avait fait envoyer auprès du Grand Khan, six jours plus tôt. L'état de décomposition du corps était relativement avancé, et les mouches l'avaient dévoré à satiété.

A une flèche, décochée au niveau du corps, était accrochée une morceau de cuir tanné. Kublai le retira, ordonna qu'on prenne soin du corps, puis regarda le morceau de cuir taché de sang. La surprise le fit sombrer dans le mutisme le plus inquiétant.

Sur le carré de cuir, un simple symbole : les Serres du Faucon de la Terreur, suintantes de sang.

 

   

         
   

"Tu penses que nous sommes encore loin ? J'ai l'impression de regarder le même paysage depuis des semaines.

- C'est effectivement le cas. Les plaines recouvertes de steppes du pays Faucon n'offrent guère de relief, vous savez. J'ai traversé ces étendues suffisamment souvent pour être habitué, de toute facon. C'est votre première traversée des Steppes dans une caravane ? 

- Oui. Mon père a décidé de m'envoyer négocier un chargement de viande fumée au comptoir de Sheng Lei. Depuis l'exil des Licornes du Khanistan, mon père ne sait plus où donner de la tête, alors il m'a envoyée traiter l'affaire à sa place. De plus, il était temps pour moi de voyager un peu, je suppose.

- Assurément, Kenwa-san. Vous verrez, on finit par aimer le charme des grandes steppes."

La jeune fille se remit à contempler la steppe, au côté du maître de caravane. La longue suite de chariots Scarabées poursuivait son chemin, à travers la plaine apparemment infinie, fendant l'immense océan de verdure parcourant l'horizon du nord au sud, de l'est à l'ouest.

"Décidément, je ne m'habituerai jamais au rythme de ces caravanes.

- Grumpf.

- Je sais, je sais, je me répète. Disons alors que j'essaie d'exprimer ma hâte d'arriver à destination."

Le petit médecin Scarabée sourit en coin sur sa monture alezan, et poursuivit:

"Le comptoir de Sheng Lei est encore à trois jours de voyage, et tu sais que j'ai un important colloque à l'Académie au second jour de la prochaine lune. Les autres chercheurs m'attendent au tournant avec ma théorisation du schéma des points vitaux chez les Orcs et les Gobelins, et ce sujet est assez brûlant vue la situation politique actuelle pour glacer l'accueil qui me fut fait la dernière fois que j'ai avancé mes théories. Je suppose que je vais devoir attendre notre mission de cette été en terre Cobras pour mettre mes recherches réellement en pratique, mais il me semble que...

- 'Long baillement'

- Hum, je vois que mes propos ne t'intéressent guère..."

Soudain, une flèche siffla juste sous les yeux de Samu Jiro pour finir dans l'un des ballots de marchandises de la caravane. Les deux Scarabées se retournèrent, et virent la bande de pillards Faucons foncer dans leur direction. D'où avaient-ils surgi ? Et ce en plein jour..? 

Takashi Isao, l'ex-ronin et compagnon de longue date de Samu, dégaina son no-dachi et se prépara à défendre la portion de caravane à laquelle ils avaient été tous deux assignés.

Le chaos qui s'ensuivit fut parsemé de cris, de râles de douleurs et de bruits d'armes qui s'entrechoquent. Les protecteurs de la caravane étaient bien équipés, mais ils ne s'attendaient pas à être attaqués si près de l'ancienne frontière Scarabée-Faucon. La lutte fut acharnée, mais l'issue pencha rapidement en faveurs des pillards, qui, Samu s'en rendit compte, ne semblaient nullement intéressés par la cargaison.


La situation devenait critique.

 

   
         
  "Tu n'y arriveras pas, Gaori, les autres Khans ne te suivront pas dans cette entreprise."

Le Mage Faucon laissa s'échapper un râle à l'impact d'un nouveau coup de pied en plein ventre. Ligoté depuis deux jours, ses membres lui étaient des plus douloureux, les cordes le serrant jusqu'au sang, mais il se refusa de montrer un quelconque signe de faiblesse face au nouveau khan de la tribu des Vents.

"Les Vents m'ont parlé - et leur volonté est juste !

- Tu te trompes ! Le rêve que tu convoites n'est que délires suscité par les démons ! Jamais les esprits du Vent n'ont incité ta tribu à la guerre !

- Tais-toi !"

Un nouveau coup lui fendit la lèvre. Il rassembla ses dernières forces pour murmurer :

"Tu n'arrêteras pas la marche du progrès. Le monde change, Gaori Khan, le monde change..."

Puis il s'effondra, inconscient. Le Khan de la Tribu des Vents l'abandonna là pour retourner près de ses hommes et du feu.
   
         
   

"Lachez-moi ! Vous ne savez pas qui je suis ! Je vous interdis de..."

Un coup de poing en plein visage suffit à faire taire la jeune fille qui s'affala sur le sol. Un petit homme, un Scarabée, s'interposa :

"Ne la touchez pas ! Ce n'est encore qu'une enfant ! Si vous voulez vous battre, approchez !"

Le petit médecin brandit ses armes, un wakizashi de sa main droite et un tanto de sa main gauche. Il avait beau n'être qu'un érudit, il avait du apprendre à se battre, conformément à sa vocation de prêtre de Zanonai. Il n'était guère talentueux, mais le fait qu'il pouvait manier ces armes sans se blesser étaient largement suffisant à ses yeux - mais peut-être face à ces pillards.

Les trois Faucons le toisaient d'un air mauvais. Un cri derrière eux, et soudain ce furent trois corps ensanglantés qui gisaient face au petit Scarabée. Takashi Isao venait de frapper, pour aussitôt repartir à l'assaut des autres assaillants.

Il se pencha sur la jeune fille, et la reconnut. C'était Kenwa Kajima, la fille du négociant qui avait affrêté la caravane avec laquelle ils voyageaient. Il l'aida à se relever et entreprit de l'emmener à l'abri, lorsqu'un coup sourd à l'arrière du crâne l'arrêta net. Il sombra dans un état de semi-conscience vaporeux, où il entrevit la suite des événements.

Il était embarqué, lui et Kenwa, ligotés et baillonnés, sur un cheval, emportés par les pillards. Il voyait au loin les flammes dévorant les chariots, et vit les cadavres. Il pria Zanonai pour qu'Isao s'en sorte.

Mais le peu de lucidité qui lui restait lui fit comprendre que c'était pour lui et Kenwa que la caravane avait été attaquée. Restait à savoir pourquoi... 

Mais le gouffre noir de l'insconscience l'empêcha de réfléchir plus.