VIII

 

   
 

Il contemplait, fasciné, le spectacle qui s’offrait à lui. L’éruption du Mont Fuji avait eu lieu la veille au soir, embrasant les cieux sombres d’éclats rougeoyants. La population, sur le coup, fut prise de panique, mais quelque chose avait empêché les choses de dégénérer.

La gigantesque cité avait été épargnée par les flammes. Les torrents de lave avaient miraculeusement éviter toutes les zones d’habitation, et il n’y avait à déplorer aucune victime. Aucune.

Les gens restaient dans l’expectative : il y avait eu quelques secousses sismiques avec l’éruption, mais encore une fois, rien de grave. Ils restaient calfeutrés chez eux, la peur au ventre, car ils avaient senti sa présence, une présence qui leur interdisait de partir, une présence à laquelle ils obéissaient d’instinct, comme poussées par des millénaires de soumission. Ils regardaient, effrayés, les images à la télévision, montrant toutes ces éruptions de par le monde, partout meurtrières, sauf chez eux. Et c’était cela qui les inquiétait le plus.

Et c’était pour cela qu’il était là, lui, Ikki. Il avait senti l’onde d’énergie qui avait parcouru le monde la veille, une onde dont il situait l’origine en Sicile, dans l’Etna. Tous les volcans de la Terre s’étaient réveillés simultanément, causant des dégâts colossaux partout où c’était possible.

En ce cas, pourquoi pas ici, à Tokyo ? Il devinait la même présence que les habitants de la ville, une présence sourde, inspirant un sombre respect. Lui ne ressentait aucune crainte face à elle, mais il comprenait la panique de la population face à des événements que le commun des mortels qualifierait d’extraordinaires.

Il avait été contacté mentalement par Athéna le matin même. Apparemment, les autres Chevaliers, ses frères, resteraient auprès d’elle. Lui avait décidé de partir en repérage de son côté. Il était curieux de connaître ce nouvel ennemi, un ennemi capable de projeter Hyoga en Sibérie et Shun en Italie en l’espace d’une seconde et de déchaîner la fureur des entrailles de la Terre à travers tout le globe...

Il progressait silencieusement, prudemment, face à un ennemi qu’il ne connaissait pas. Au fond de lui, il sentait grandir son excitation, l’âme du Phénix prête à s’envoler à nouveau.

 

   
         
 

 

Il approchait. Il sentait sa cosmo-énergie d’ici.

Le Samurai se mit à sourire. Ainsi, il osait revenir, montrer à nouveau son visage à la face de ceux qu’il avait trahi il y a tant d’années. Il se demanda comment il devrait accueillir ce traître.

Il se leva de son trône de basalte et d’obsidienne et fit quelques pas. Il contemplait Tokyo depuis son réveil, éclairée par les feux du Mont Fuji sous un ciel obscurci par les cendres. Tous ces gens, cachés chez eux, craignant sa puissance, lui paraissaient étranges. Il avait fait en sorte d’épargner leur vie, et ils le craignaient d’autant plus.

C’était donc vrai : la meilleure façon de faire de quelqu’un votre esclave, c’était de lui sauver la vie...

Lui était le Samurai, dont l’âme était ancienne de plusieurs millénaires. Il voyait le monde sous un jour différent désormais, depuis que le Seigneur Ares l’avait rappelé à son côté. La connaissance de ses prédécesseurs l’avait éclairé.

Il sentait à présent l’énergie de tous les Berserkers aux quatre coins de la planète, affirmant la domination de son Seigneur sur ce qui lui revenait de droit.

Bientôt viendrait l’heure de la vengeance. L’heure où le Seigneur de la Guerre récupérerait son dû et où les dieux paieraient leur infâme traîtrise. Il saluerait alors la venue d’un monde plus juste, où régnerait l’ordre et la paix, sous la tutelle du Seigneur Ares. Un monde nouveau, un monde meilleur...

Il approchait de plus en plus. Cet ignoble traître, celui qui avait abandonné la cause d’Ares pour se réfugier auprès de cette maudite déesse. Elle avait été fine, lors du dernier affrontement, jouant sur les circonstances pour repousser les Berserker dans le Royaume d’Hades. Mais les choses seraient différentes aujourd’hui, car Ares connaissaient sa faiblesse à présent, et il n’hésiterait pas à s’en servir pour se venger non seulement d’Elle, mais de Lui aussi. Les Dieux apprendraient à redouter la Colère d’Ares.

Car ils l’avaient toujours sous-estimé, lui et ses guerriers. Mais à présent l’heure était venue de leur montrer, à tous, ce dont Ares était capable. L’erreur d’Ares, selon le Samurai, avait été sa loyauté, la loyauté qu’il avait placée dans son serment auprès des humains, ces frêles mortels... Pour eux Ares s’était compromis : déchu, il passa ces deux derniers siècles à méditer sa vengeance.

Pour l’instant, Ares se contentait d’avancer ses pions, et le Samurai savait ce qu’il avait à faire : il lui venait de jouer le prochain coup et de faire perdre une pièce maîtresse à Athéna...

Il lui fallait réveiller l’Aigle Rouge, l’Oiseau aux Ailes de Sang...

Celui qui avait trahi Ares.

Celui qui avait choisi de s’immoler par le feu pour expier ses soi-disant péchés.

Celui qui s’appelait désormais le Phénix...

 

   
         
 

 

Ikki le vit, assis sur un trône de roche noire, qui l’attendait, l’air paisible. Il ne dégageait aucune aura belliqueuse, au contraire. Le Phénix s’avança : l’autre se leva et lui fit un salut propre aux samurais de l’ancien temps, s’inclinant profondément, lui offrant sa nuque en signe de confiance absolue.

Son armure rappelait celle des bushi du moyen-âge japonais, mais stylisée et forgée dans un étrange métal écarlate. A son côté pendait un splendide daisho, la paire de sabres qui armait traditionnellement les samurai : le sabre long, appelé katana, et le sabre court, le wakizashi.

Le Samurai était plutôt petit de taille pais de constitution robuste. Ses yeux sombres le regardaient avec une certaine curiosité. Le Samurai dit enfin :

« Bienvenue à toi, Aigle Rouge. Es-tu venu implorer le pardon du Seigneur Ares ? »

« Aigle Rouge » ? Que voulait-il dire en l’appelant ainsi ?

« Je vois à ton air surpris que tu as oublié bien des choses sur ton passé, Aigle Rouge. Je vais donc devoir intervenir. »

Le Samurai d’Ares se fendit d’un geste, dégainant son katana instantanément. Une lame d’énergie jaillit dans sa direction, mais le Phénix l’esquiva aisément.

« Je vois que tes réflexes sont restés intacts, Aigle Rouge. Voyons ce qu’il en est de ta volonté... »

Le Samurai prit une pose défensive, dégainant son second sabre. Les deux lames luisaient d’un reflet gris bleu qui tranchait avec la tonalité générale de l’armure, comme si elles avaient été forgées séparément. Ikki se mit lui aussi en garde.

S’élançant soudain, le Samurai bondit sur Ikki, qui esquiva à nouveau. Leur regard se croisèrent, et le Phénix reconnut quelque chose de familier dans ces yeux. Tout en courant, les deux combattants échangèrent coup sur coup.

Ikki reconnaissaient la maîtrise de son adversaire, mais il sentait aussi qu’il se retenait. Il se demanda ce que l’autre avait en tête, c’était un peu comme s’il était entraîné dans son mouvement. C’est alors qu’il remarqua les gravures sur le sol.

Au gré de leurs échanges, le Samurai tailladait le sol de coups de sabre précis, dessinant peu à peu un obscur motif, qui peu à peu se révéla être un cercle constitué de curieuses arabesques. Soudain, le Samurai jeta ses deux sabres dans les airs, et chacun alla se planter en un point du cercle. Le Phénix comprit que l’autre cherchait à l’emprisonner dans une sorte de cercle rituel et s’échappa de ce cercle. L’autre ne réagit pas, au contraire. Son visage était devenu impassible.

Ikki entendit son adversaire murmurer quelques paroles insaisissables quand soudain une gigantesque colonne d’énergie écarlate jaillit du centre du cercle et s’éleva très haut dans les cieux. Le Phénix hurla. Une douleur atroce lui déchirait l’abdomen. Il se roula sur le sol. Le Samurai restait parfaitement concentré sur ce qu’il faisait et continuait à déverser ses étranges incantations. Il chercha à vaincre la douleur et serra les dents, mais rien ne fit.

Brusquement, son corps fut arraché du sol et emporté dans la colonne écarlate.

Et là, il se souvint de tout.

 

   
         
 

 

Le Samurai maintenait sa concentration. L’effort était immense, mais il ne devait pas faillir.

En effet, il s’agissait pour lui de provoquer le rituel de réveil des Berserker, mais en se contentant de ses propres forces. Il lui fallait réveiller l’âme de l’Aigle Rouge et le tester : son Seigneur, malgré sa trahison, lui gardait sa confiance. Lui ne partageait pas la même opinion, mais désobéir était impensable. Le Seigneur Ares savait ce qu’il faisait : qui était-il pour discuter des décisions d’un Dieu ?

Il vit le corps du Phénix être soulevé et projeté vers le berceau de l’Aigle Rouge, une île volcanique du Pacifique : l’Ile de la Mort...

Là-bas se déciderait son destin : c’est dans le volcan, là où son armure était née, qu’il devra choisir définitivement son allégeance. A ce titre, le Seigneur Ares semblait vouloir lui accorder une dernière chance : à lui de ne pas se tromper.

Le Samurai sentait son énergie le quitter rapidement. Il ne tiendrait pas jusqu’à la fin du transfert, il manquait de puissance, il ne pourrait pas... Il n’y arriverait pas...

Soudain, une énergie nouvelle emplit son corps, une énergie terriblement familière : c’était Ares lui-même, qui lui faisait l’insigne honneur de partager avec lui un peu de son aura divine !

Il se sentait profondément honoré de la faveur de son Seigneur, et, plein de cette énergie nouvelle, il acheva son devoir.

Sa surprise cependant était légitime : pour la première fois, Ares soutenait de son aura l’un de ses guerriers. Ce que le Samurai ne savait pas, c’était que le Seigneur de la Guerre venait d’employer la même méthode qu’Athéna avec ses propres Chevaliers...

 

   
         
 

 

Ikki sentait une chaleur insoutenable le brûler jusqu’aux tréfonds de ses entrailles. Une douleur mêlée de rage, de respect et de loyauté.

Il se souvenait à présent de ce qu’était véritablement le Phénix.

L’Aigle Rouge.

L’Aigle aux Ailes de Sang.

L’Aigle aux Plumes Ensanglantées.

Il avait trahi Ares qui avait pourtant donné naissance à son armure, la Furie aux Ailes Sanglantes. Il avait trahi celui pour qui il devait donner sa vie. Ses souvenirs étaient confus, mais il se souvenait.

Il se souvenait de son tiraillement entre les idéaux d’Athéna et d’Ares. Il se souvenait de leurs différences, mais aussi de leurs profondes similitudes. Il se souvenait de sa lassitude face aux batailles, de l’odeur du sang qui avait fini par l’écœurer. Il se souvenait de tous ces valeureux combattants, morts dans ces querelles divines, pour une utopie en laquelle ils croyaient. Il se souvenait de son acte de trahison, lorsqu’il prit le parti d’Athéna. Pourquoi avait-il fait cela ? Ses souvenirs restaient confus, cela ne lui revenait pas... Il se souvint de sa douleur lorsqu’il s’immola par le feu en voulant expier sa trahison : il avait trahi celui pour qui il devait donner sa vie... En mourant par le feu, il avait espéré renaître pur de tous ses crimes.

C’est alors qu’Athéna lui rendit la vie. Son armure fut reforgée : au métal écarlate d’Ares une grande quantité de poussière d’étoile fut adjointe, et le résultat fut incroyable. Ainsi naquit le Phénix, l’Oiseau de Feu, né de l’alliance entre le Feu de la Terre et la Lumière des Etoiles...

Il se rendait compte qu’il n’avait jamais pu être un véritable Chevalier d’Athéna, car en lui était encore enracinée la Rage d’Ares, cette rage même qui permettait d’atteindre des sommets de destruction aveugle. Son armure, dotée de pouvoirs immenses, était inclassable dans la hiérarchie de la Chevalerie d’Athéna, ni bronze, ni argent, ni or. Le Phénix était un cas à part, à mi-chemin entre la Furie et l’Armure de Chevalier.

Et il comprit enfin ce qui se passait actuellement.

Ares était revenu sur Terre, clamant vengeance. Sa première cible était Athéna qui l’avait vaincu il y a deux siècles. En grande partie grâce à sa propre trahison...

Des neuf Berserker originels, il n’en restait en réalité que huit. Ares avait forgé les Furies en accord avec les cinq aspects guerriers de l’Homme et les quatre Eléments de la Nature déchaînée.

Ainsi naquirent cinq Furies aux traits humains : le Duelliste, le Stratège, le Tueur, le Samurai et le Berserker.

Ainsi naquirent quatre Furies aux traits animaux : le Prédateur, sous les traits d’un Tigre Blanc,  le Destructeur, sous les traits d’un Requin Bleu, le Chasseur, sous les traits d’un Lion Noir, et le Dévoreur, sous les traits d’un Aigle Rouge...

La guerrière que Hyoga avait affrontée n’était pas une Berserker à l’origine, mais une guerrière d’Odin, le Dieu nordique. Châtiée par son ancien seigneur, elle avait prêté allégeance à Ares. D’un certain point de vue, les armures du Phénix et de la Walkyrie étaient donc très proches.

Les Berserker étaient donc toujours au nombre de neuf.

Il sentit alors monter en lui des désirs contradictoires, entre sa loyauté passée et son devoir présent, entre deux Divinités dont le destin était de s’affronter, entre deux idéaux qu’il voulait partager...

Il ne savait pas, il ne savait plus. Cela faisait trop d’un coup, l’âme d’Ikki risquait d’être disloquée sous la pression de l’esprit millénaire du Dévoreur. Il pensa à Shun, à Esméralda, à ses autres frères Chevaliers, à Athéna, à Ares... Tout s’emballait dans sa tête. La chaleur avait décuplé : il était en train de plonger dans la lave du cratère de l’Ile de la Mort. Il sentait à la fois une destruction proche et une renaissance prochaine.

Il sentait venir le moment du choix, inexorable, entre la loyauté qu’il devait à Ares et celle qu’il devait à Athéna... Il devait choisir...

Il devait choisir.