IX

 

   
 

Les gémissements des blessés étaient difficiles à supporter, mais l’odeur des cadavres était pire encore.

Cela faisait deux jours que Saori-Athéna parcourait les quelques hôpitaux de fortune et installés à la hâte aux alentours de Naples. Le Vésuve avait tout détruit, on dénombrait plus de trente mille morts rien que parmi les habitants de la cité italienne. Le nombre des blessés était trois fois plus élevé.

Son entretien avec le Pape avait été annulé après la tentative d’assassinat de l’autre soir, et elle était sur le point de reprendre sa tournée mondiale quand les éruptions eurent lieu. Depuis, elle faisait son possible pour atténuer la douleur de tous ces gens. Elle visitait les blessés et apaisait la douleur insoutenable que subissaient les plus gravement atteints. Elle réconfortait les familles en deuil et s’occupait des veuves et des orphelins.

Les larmes lui montaient aux yeux devant le spectacle de tant de destruction aveugle, et, pire encore, la souffrance de tous ces gens...

Elle avait pris soin elle-même de Shun, qui lui raconta son combat contre ce nouvel ennemi- ou plutôt vieil ennemi...

Ares...

Elle avait fini par oublier. Leur dernier affrontement. Leur dernier combat. Sa victoire. Et à présent il était revenu. Pour se venger.

Ils avaient toujours été rivaux, luttant pour accroître leur influence sur la Terre. Leur différend reposait sur un unique détail, quant aux mortels.

Ares ne ressentait rien quant aux pertes humaines, alors qu’elle pleurait à chaque vie qui s’éteignait.

Ares était Loyauté et Bravoure, et rien que cela. Il n’en demandait pas plus et n’en dispensait pas plus.

Elle éprouvait quant à elle Amour et Compassion pour l’Humanité. Elle aimait les humains, et refusait de les voir souffrir inutilement.

Chacun d’eux s’était engagé à protéger les mortels, à sa façon.

Mais leur divergence devait déboucher sur une guerre.

Comme à chaque fois, que lui ou elle ait été le précédent vaincu, cela n’avait plus d’importance. Seul importait leur rivalité désormais.

Et c’était cela qu’elle regrettait le plus.

 

   
         
 

 

Il la regardait évoluer à travers les tentes de l’hôpital de campagne, portant secours et apaisement là où c’était le plus nécessaire.
Il la regardait faire son possible pour les soulager dans leurs souffrances.
Mais il n’émettait aucun jugement sur ses actions. Il ne lui revenait pas de juger ses victimes, il ne l’avait jamais fait, et il ne le ferait jamais.
Il n’avait au contraire qu’une seule pensée.
Il se concentrait sur sa mission inachevée.
Car il devait la tuer, et elle n’était toujours pas morte.
Il attendait, dans l’ombre, le meilleur moment.
Mais ses Chevaliers la suivaient comme des chiens bien dressés. Ils avaient peur.
C’était parfait.
Il leur montrerait en quoi consistait la vengeance d’Ares...

 

   
         
 

 

Il leur arracha enfin un sourire.

Cela faisait des heures qu’il accumulait les bouffonneries dans le but de dissiper la tension qui régnait sur leur groupe depuis les derniers événements.

Seiya sentait le climat d’inquiétude mais il tentait désespérément de lutter contre cette atmosphère si lourde en menace.

Ainsi, un nouvel ennemi s’était levé, et un Dieu en plus, Ares en personne !

La Bataille du Sanctuaire fut une épreuve difficile pour chacun des Chevaliers, et à présent, il fallait faire face à une menace plus grande encore, une menace divine...

Lui, Shiryu, et Hyoga avaient rejoint Saori en catastrophe, peu de temps après le début des éruptions volcaniques. Il avait vu le corps de Shun être jeté à leurs pieds, emmailloté dans sa propre chaîne et suspendu à un étrange bâton de métal sombre. Un bâton qui disparut dans les cieux aussi rapidement qu’il était apparu.

Shun leur raconta tout.

Sa rencontre avec ce «stratège ». La détermination d’Ares à se venger. Le défi qu’il lançait à Athéna.

Toutes ces éruptions étaient liées au réveil de cette divinité, provoquant la mort de tant de gens... Et lui restait là, avec ses compagnons, dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit.

Il admirait Saori, qui continuait à soutenir tous ces gens, dans leur douleur et leur souffrance. De son aura divine elle apaisait tous ceux qu’elle visitait. Elle avait émis le désir de partir sous peu d’Italie et d’aller sur les sites des autres catastrophes. Il avait compris qu’elle avait de la difficulté à quitter les blessés de cet endroit, mais elle savait le nombre incalculable des victimes : même la réincarnation d’une déesse avait ses limites, elle ne pouvait être partout à la fois.

Maudit Ares ! Si c’était un défi qu’il leur lançait, et bien lui, Seiya, Chevalier Pégase, était prêt à répondre !

L’idée du défi lui rappela ce Français qu’il avait rencontré pendant ses vacances en Grèce : qu’était devenu cet homme ? Il l’avait tant impressionné, il aurait bien voulu savoir ce qu’il était advenu de lui. Il savait que les événements n’avaient pas épargné la France, dont l’ancien Massif Central avait renoué avec un volcanisme actif. Il avait appris que la cité de Clermont-Ferrand avait été complètement ensevelie sous le magma des volcans réveillés après des millions d’années de sommeil : combien de pertes humaines fallait-il à Ares ? Pourquoi n’était-il pas venu se battre directement, au lieu de s’en prendre ainsi à tous ces innocents ? Le Dieu de la Guerre lui paraissait bien lâche !

Soudain, il le sentit.

Il était là. A quelques dizaines de mètre derrière leur tente.

Les autres croisèrent son regard et comprirent.

Il y avait une présence étrangère qui les observait. Il ne savait pas depuis combien de temps elle était là, mais il allait l’arrêter.

Il jaillit du campement et bondit sur l’intrus, qui ne chercha pas à s’enfuir.

L’homme le toisa d’un regard vide, qui le mit mal à l’aise.

Il ne portait pas d’arme ni d’armure. Il se demanda si ce n’était pas l’un de ces fameux «berserker » d’Ares.

Shiryu le rejoignit rapidement et l’enjoigna de se méfier : c’était l’homme qui avait tenté de tuer Saori l’autre soir !

L’homme ne répondait toujours pas.

Son regard vide était inquiétant.

 

   
         
 

 

Ils l’avaient enfin remarqué. Ils avaient été bien longs à la détente.

Il ne chercha pas à s’enfuir.

Il savait pertinemment ce qu’ils feraient. Et ils le firent.

Ils le constituèrent prisonnier et l’attachèrent.

Comme si de simples liens suffisaient à l’arrêter ! Quelle naïveté... L’éliminer aurait été tellement plus simple... Leur faiblesse était avant tout leur compassion. Leurs âmes étaient à ce point innocentes...

Mais sa mission passait avant tout.

Il était là pour tuer. Sa cible était toute désignée, et il n’attendait qu’elle.

Son arme ?

Elle était à portée de main, ou plutôt...

 

   
         
 

 

Seiya se sentait mal à l’aise avec cet homme. Il n’arrivait pas à le cerner, c’était comme si cet assassin n’était rien d’autre qu’une coquille vide, une carcasse sans âme.

Ils avaient tenté de l’interroger, sans succès. Ils décidèrent de se relayer pour le surveiller, car la priorité devait rester à la protection de Saori.

Il n’était là que depuis une heure et déjà il voulait s’en aller. La présence de cet homme le mettait réellement sur les nerfs ! Il se contentait de le fixer, intensément, au point que cela en devenait insupportable !

Seiya se leva et fit les cent pas, toujours suivi dans ses mouvements par le regard vide et sans âme de l’assassin.

Il se demandait qui pouvait être le commanditaire du meurtre de Saori. Elle était une ambassadrice de l’ONU, et promouvait la paix partout à travers le monde : combien d’individus mal intentionnés pouvaient dès lors vouloir sa mort ? Sans doute des milliers ! De la mafia en passant par tous les trafiquants d’armes et autres joyeusetés jusqu’aux pires dictateurs, tous avaient intérêt à la voir disparaître... Il y avait même un dieu parmi ses ennemis... Comment savoir ?

Ce tueur à gage était si étrange... Peut-être avait-il effectivement des liens avec Ares ? 

-          Tue-la. 

Il entendit cette voix étrange qui résonnait dans son esprit. Il se retourna vers le tueur, qui arborait à présent un terrifiant sourire, un sourire artificiel, mécanique.

« Est-ce toi qui m’as parlé ? » 

-          Tue-la. 

Non. Ce n’était pas cet homme. Cette voix dans son esprit... 

- Tue-la. Tu dois la tuer. Il le faut. 

Non, il ne faut pas... 

-          Tue-la. Tue-la. Tue-la. 

Que... se passait-il... Non... Résister... Il fallait... résister... 

- Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la. Tue-la... 

Non... Il ne faut pas... 

Non... 

Non...

 

   
         
 

 

Shun vit Seiya sortir d’un pas crispé de la tente du prisonnier. Il se demanda pourquoi et suivit Pégase à vive allure. Il le rattrapa alors qu’il était sur le point de rentrer dans la tente de Saori.

Il l’appela, mais Seiya ne se retournait toujours pas. Il mit la main sur son épaule, et il se retourna enfin.

Il n’eut pas le temps d’esquiver le coup. Foudroyant comme l’éclair, son poing le propulsa à plusieurs dizaines de mètres. Son cri alerta le campement. Le temps d’un instant il avait croisé le regard de Seiya : un regard vide, sans âme... un regard atroce.

Il commença à s’inquiéter. Son inquiétude devint panique quand il entendit le hurlement de Hyoga qui était resté auprès de Saori. Il se releva prestement et courut vers la tente. Celle-ci éclata sous la puissance des combattants.

Seiya d’un côté, Hyoga de l’autre, Saori derrière lui : Seiya avait le même regard vide, et Hyoga semblait souffrir des coups qu’il avait reçus de Pégase. Saori cria :

« Seiya, qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi fais-tu cela ? Arrête ! »

Seiya n’entendait pas, comme sourd. D’un geste puissant, il envoya Hyoga contre les rochers. Ce dernier n’osait pas répliquer aux attaques de son ami, son frère...

Shun s’élança. Trop tard. Il se figea d’horreur.

Il la vit tomber.

Une gerbe de sang éclaboussa le visage de Seiya. Le sang d’Athéna. Le sang...

 

   
         
 

 

Le sang...Rouge...
Cette odeur... si insoutenable...
Il se réveilla soudain, comme d’un long et affreux cauchemar.Il sentit le sang et regarda ses mains. Elles en étaient couvertes.Il regarda au sol, et il la vit, étendue, sa robe maculée de son propre sang. Du sang qu’il avait fait couler.Il hurla. 
« NOOOOOOOONNNNNNN ! ! ! » 
Il s’effondra, à genou, et resta prostré. Et plus rien.Il l’avait tuée. Il l’avait tuée. Il l’avait tuée. Il l’avait tuée...

 

   
         
 

 

Shun regardait avec horreur le corps de Saori, mortellement blessée.Seiya était prostré, sans réaction. Il ne répondait plus à ses injonctions.Des médecins accoururent.Ils feraient tout pour la sauver, et la transportèrent d’urgence sous une tente.Le Chevalier Andromède resta auprès de Seiya, et il comprit.Il courut sous la tente du prisonnier. Comme il l’avait deviné, ce dernier s’était enfui. Sa tâche était accomplie.

 

   
         
 

 

Elle ne mourut pas. Elle resta dans l’inconscience, mais ne mourut pas.Seiya était resté prostré, jusqu’à ce qu’on lui dise qu’elle n’était pas morte. Qu’elle avait miraculeusement survécu.Il se leva, et se dirigea vers sa tente. Il prit ses affaires et partit.
Ses frères Chevaliers tentèrent de l’arrêter, mais rien ne fit.Pégase, rongé par le remords, avait décidé de tout quitté.Il avait failli à son devoir. Il avait porté la main sur celle qu’il avait juré de protéger.Il était un misérable, indigne de servir Athéna.Il avait été manipulé, et n’avait rien pu faire. Sa honte et sa colère étaient trop fortes. Il fallait qu’il s’en aille.Sa décision était prise. Il ne reviendrait pas.

 

   
         
   

 

Dans l’ombre, il souriait.
Il venait de prendre une tour, à présent il prenait un cavalier.
Et bientôt, la Reine tomberait.
Bientôt...
Ares était satisfait. Son plan peu à peu prenait forme.
La vengeance était à sa portée.
Oui, à sa portée.