XXIII

 

   

 

« Tu es sûr de ce qu’on fait ?

-          Certain. Ces salauds vont implanter une plate-forme pétrolière au large de l’archipel – je les ai vus signer leur foutu contrat hier soir.

-          Tu crois vraiment qu’on devrait faire ça ? Je veux dire… C’est dangereux, et… »

Il lança un regard glacé à son petit frère. Ce dernier se tut aussitôt, et déglutit en silence.

« Tu as donc oublié ? Tout ce qu’ils ont fait à Gaia ? Il est temps de payer. Ils doivent payer.

-          Mais, des gens vont mourir…

-          Peu importe. Il s’agit d’une leçon. Ils ne la retiendront que mieux. »

Il regarda son frère aîné avec un mélange de peur et de respect, qui lui parlait empli d’une détermination et d’une ferveur susceptibles de provoquer le pire comme le meilleur…

 

Deux heures plus tard, l’Hotel Delton, l’un des quatre étoiles les plus réputés de la ville, s’effondrerait à cause de l’explosion d’une charge de vingt kilos de plastic XII. Soixante personnes y trouveront la mort, et cent cinquante deux seront blessées, dont trente-huit grièvement. L’attentat sera revendiqué par une organisation d’écologistes extrémistes appelée « Les Crocs de Gaia. »

Les autorités sont toujours en quête d’une piste pour les retrouver.

 

   

         
   

Elle esquiva de justesse la seconde charge de son adversaire, qui continuait de mettre la pression, sans relâche. Marine continuait de jauger son ennemi, en quête d’une faille dans sa technique. Elle n’avait pas l’intention d’échouer.

Seiya et le Samurai avaient disparu de l’arène, mais Ares jugea que cela n’était pas une raison suffisante pour suspendre le tournoi. Après un long moment d’attente, il fut donc décidé de procéder au duel suivant.

Athéna, inquiète pourtant, acquiesça, et les deux adversaires suivants prirent place : Marine, et le Destructeur, ce Berserker aussi connu sous le nom de Requin Bleu, la Terreur des Océans.

Un Berserker Animal, donc – ses pouvoirs, elle s’en doutait bien, reposaient certainement plus sur la puissance brute que sur la finesse de sa technique. Et elle ne se trompait pas.

Le Requin Bleu conservait un regard neutre, sans sourire – le visage d’un prédateur implacable, voilà ce que cela évoquait. Un requin traquant sa proie, le regard vide, et imperturbable.

Elle frémit.

Le regard vide, l’attitude bestiale du Berserker des Océans lui inspiraient une crainte dont elle ne parvenait pas à discerner l’origine. Peut-être était-ce là cette crainte primitive que ressentait l’homme face à ses prédateurs ? Marine était troublée de ressentir pareille émotion.

A croire que son statut de Chevalier d’Athéna ne l’avait pas depuis longtemps affranchie de ce genre de sensation…

Elle se reconcentra sur son combat.

L’armure du Requin Bleu luisait d’un éclat bleu et gris sinistre, rehaussée de fines gravures écarlates, presque imperceptibles dans l’obscurité qui couvrait à présent l’arène. La nuit s’annonçait fort longue, alors que les duels étaient encore nombreux. Une atmosphère d’humidité avait couvert la surface du combat sitôt que le Berserker y avait posé le pied.

Elle se lança à l’attaque, tentant de contrer directement une nouvelle charge du Berserker par un assaut latéral.

 

   
         
   

 « Tu as fait QUOI ?

-          Je… je suis désolé, grand frère, mais… mais je ne pouvais pas te laisser faire. Trop… beaucoup trop d’innocents allaient mourir…

-          Tu es fou ? Que fais-tu de ton serment envers les Crocs de Gaia ? C’est pour le bien de la Terre que nous agissons !

-          Non, grand frère, tu te trompes. Le sang des innocents n’a jamais lavé les blessures de qui que ce soit. Nous… nous devons annuler l’opération… »

Un bruit métallique vif, suivi d’un clic.

Une arme à feu, un pistolet lourd, brandit par le frère aîné, et pointé sur la tempe de celui qui venait d’avouer qu’il avait désamorcé les charges de plastic XII.

« Te rends-tu compte de ce que tu as fait ?

-          Oui. J’ai fait ça pour toi. Pour nous. Je ne veux pas devenir un criminel.

-          Tu me dégoûtes. »

Il asséna un violent coup de crosse sur la tempe de son jeune frère qui s’effondra sur le sol carrelé.

« Tu n’as rien compris. Gaia souffre, tu ne le sens pas ? A chaque instant, ses gémissements parviennent à mes oreilles, jusqu’à me rendre fou. La Terre a besoin de nous.

-          Mais jusqu’où iras-tu ? L’Humanité entière se dresse face à nous !

-          Et bien l’Humanité mourra. Pour le bien de Gaia.

-          Tu es fou ! »

Il contempla son frère, dont les yeux luisaient d’une étincelle démente. La terreur commençait à l’envahir.

« Non, je ne suis pas fou. Gaia mourra sans notre aide. L’Humanité est son Mal, un cancer immonde qu’il nous faut éradiquer. Lorsque j’aurai tué le dernier homme de cette terre, ce sera avec joie que je mettrai alors un terme à ma propre vie. Alors, Gaia connaîtra la paix. La vraie paix.

-          Arrête, tu ne vas pas… »

Une détonation.

Il s’effondra violemment au sol, sans vie. Des tâches de sang et de cervelle maculaient le mur, à l’endroit où son crâne avait éclaté sous la violence de l’impact de la balle de calibre .45.

Celui qui venait de tirer regardait le cadavre encore chaud, le regard hébété. Ses traits se tirèrent, et ses yeux, son visage, se vidèrent de tout sentiment. A jamais.

« Pour Gaia. »

Et il s’en alla.

 

   
         
 

 

Marine tenait bon, le combat en restait toujours à une fragile égalité.

Le Berserker continuait de lancer des charges aveugles, les unes après les autres, comme un requin obstiné, encore et encore – sans montrer le moindre relâchement. Il voulait sa proie, et il continuerait jusqu’à ce qu’il l’ait.

L’humidité ambiante s’accentuait encore plus, et les pierres qui constituaient le sol de l’arène devenaient clairement glissantes. De la vapeur couvrait toute la surface, troublant sa vision. Elle se demandait si le Berserker en était affecté lui aussi, ou si, tel les requins, il usait de ses autres sens plutôt que de sa vue pour traquer sa proie.

Marine était essoufflée. Ce combat lui rappelait sa rencontre avec cet autre Berserker, celui qu’on appelait Tigre Blanc, et elle risquait de faire la même erreur. Apparemment, la zone d’humidité qui couvrait l’arène était similaire à la zone de chaleur du Prédateur, et elle se demandait quel usage en ferait le Requin Bleu.

La brume s’intensifia soudain, et elle faillit recevoir la charge suivante du Berserker.

Elle serra les dents.

Elle ne l’avait pas senti venir.

Elle le chercha des yeux.

Alors, elle se rendit compte de ce qui se passait vraiment. Le Destructeur ne dégageait, non seulement aucune émotion, mais aucune chaleur non plus. Elle intensifia ses perceptions pour vérifier, perçant les ténèbres à la recherche de chaleur, et effectivement, le corps du Requin Bleu était imperceptible dans l’obscurité, aussi froid qu’un cadavre.

Aussi froid que l’air ambiant.

Aussi froid que les profondeurs de l’Océan.

 

   
         
 

 

Il courait, à travers les rues, mais ce n’était pas pour fuir. Il s’arrêta sur les quais un instant, et regarda en arrière. Il attendit quelques secondes, et une explosion déchira soudain l’air. Il en sentit le souffle lui soulever les cheveux.

Le ciel nocturne fut éclairé par les flammes.

Les flammes rédemptrices, le feu de Gaia qui allait punir ceux qui la souillaient depuis des millénaires. Ce n’était là qu’un début.

Il jeta son regard à présent froid et vide sur le bateau qu’il allait utiliser pour rejoindre sa base. Il devait se dépêcher. Il jeta un dernier coup d’œil vers le ciel rouge strié de fumée, et s’en retourna.

C’est là que son cœur, brusquement, s’arrêta de battre.

Il s’effondra au sol, serrant de sa main sa poitrine défaillante, les muscles crispés par la douleur. Un témoin aurait trouvé la chose effrayante : il aurait vu un homme agenouillé, parcouru de spasmes provoqués par la souffrance, mais un coup d’œil sur son visage aurait achevé de le terrifier. Ce visage était vide de sentiment, malgré ce qui arrivait à son corps. Une complète absence émotionnelle, de peur ou de colère, face à ce qui lui arrivait. A peine un rictus provoqué par la tension générale de son corps.

Il ne ressentait plus rien.

Plus rien depuis qu’il avait tué son jeune frère de sang froid, d’une balle dans la tête.

« Je t’ai enfin retrouvé, Berserker. »

La voix résonnait dans son crâne, mais il ne répondit pas.

« Je te retrouve tel que je t’ai laissé, Destructeur. Impassible et impitoyable. »

Malgré la douleur, et la vie qui s’échappait de son corps, il se releva, tendant ses perceptions vers la force qui s’adressait en ce moment même à son âme.

«  Ton combat, effectivement, ne fait que commencer. Je suis celui qui t’habite depuis toujours, celui qui t’a fait entendre les gémissements de Gaia, celui qui t’a prêté sa force pour lutter… Je suis le Grand Sauvage, le bras vengeur de Gaia, l’incarnation de la Nature brutale et sauvage – et il est temps que le Monde s’éveille à mon appel. 

Viens, Destructeur, viens, que je te donne les moyens de servir nos idéaux… »

Il se releva, et fit un pas. Puis un autre. Alors une force le souleva dans les airs.

Son corps était froid à présent.

Son cœur ne battait plus.

Et c’est alors que tout commença.

Gaia recevrait vengeance.

Enfin.

 

   
         
 

 

Marine évitait les charges avec peine à présent. Ses coups ne lui faisaient rien. Le Berserker encaissait sans même trembler. Il continuait, inlassablement.

Il ne fatiguait pas.

Il n’arrêtait pas.

En fait, il était mort.

 

   
         
 

 

La chaleur des volcans d’Hawaï avait submergé toutes les zones habitées, noyant tout sous un flot de lave sanglante.

Effectivement, ce qu’il avait fait plus tôt dans la soirée n’était qu’un pâle début face au spectacle qui se déchaînait à présent sur tout l’archipel. Il ignora les cris des hommes, qui hurlaient de douleur, fuyant comme ils pouvaient la marée rouge du sang de la terre.

Gaia avait trop saigné.

Il était temps que l’Humanité goûte à son sang.

Ainsi, elle comprendrait peut-être.

Qu’importe donc.

Ils disparaîtraient, tous.

 

   
         
 

 

Le combat lui semblait avoir duré une éternité.

Marine haletait à présent.

Rien à faire. Elle n’arrivait pas à placer une attaque déterminante – et à l’endurance, le Berserker la surpassait largement. Le combat prenait une mauvaise tournure. Comme contre le Tigre Blanc…

Le froid, l’humidité lui glaçaient le sang. Son corps était presque complètement engourdi, et de la vapeur s’échappait en volute de sa bouche. La zone de froid dans laquelle elle était plongée n’était pas un froid sec et dur, comme celui de Hyoga – mais un froid humide, liquide, qui s’immisçait en elle, suintant sur son corps, ses muscles, un froid de non-vie, plus qu’un froid purement physique. Un froid qui engourdit au lieu de blesser.

Elle était trempée et glacée, alors, la peur l’envahit complètement.

 

   
         
 

 

Son armure était froide, comme son cœur, comme son âme.

Son esprit était animal, concentré sur une seule chose : chasser, traquer, détruire.

Il était le Destructeur – la puissance des Océans, les Crocs impitoyables de Gaia, né de ses larmes salées.

Le Grand Sauvage l’avait rappelé à lui.

Il était temps.

Car trop de temps avait été perdu depuis la dernière fois.

 

 

   
         
 

 

Le flot de brume restait inerte, et froid, se fendant simplement à chaque charge du Berserker, qui continuait, inlassablement, encore et encore, tel un requin qui n’abandonne pas sa proie. Il était vif, et son armure, d’un aspect très terne – sans l’éclat rouge caractéristique des Furies d’Ares.

Nouvelle charge.

Cette fois, Marine manqua son esquive, et reçut le poing du Destructeur de plein fouet. Elle joignit les bras pour parer, mais constata avec surprise la rugosité de la Furie qu’il portait. Le poing du Berserker râpa brutalement contre les protège-bras de la femme Chevalier, creusant un long sillon, lui arrachant un cri de douleur. La Furie de ce Berserker n’était pas lisse comme le métal, mais au contraire, aussi râpeuse et abrasive qu’une peau, une peau de requin.

Marine fut projetée en arrière.

La curée allait commencer.

 

   
         
 

 

L’Océan pliait sous ses pieds, le soulevant, bien haut, le vent soulevant ses cheveux.

Il sentait la puissance de la Nature, et la force du Sauvage qui était à présent sienne. Il continuait de dériver, dansant sur la crête des vagues, heureux d’être libre.

 

   
         
 

 

Un coup.

Encore un autre.

Encore un.

Marine hurlait. Elle n’avait trouvé aucun moyen de l’arrêter.

Elle tentait de parer, mais les poings du Requin passait au travers de son armure sans difficulté. Le sang giclait autour d’elle, formant peu à peu une large flaque de sang.

Et ce regard.

Cet affreux regard.

Elle fermait à présent les yeux pour ne plus recroiser ce regard vide, presque stupide – des yeux morts, impassibles et impitoyables.

Il allait la tuer.

Il n’y avait ni pitié, ni honneur dans l’âme de ce Berserker.

Seulement un souffle bestial, une âme destructrice, qui voulait l’engloutir, loin dans les profondeurs de l’océan, pour l’y dévorer.

Le coup de grâce allait venir.

Plus rien n’existait autour d’elle.

Elle en oubliait même Athéna.

Elle en oubliait même ses amis.

Et vint le dernier coup.

 

   
         
 

 

Tous retinrent leur souffle, ébahis. Le poing du Destructeur venait d’être arrêté, arrêté par la main même d’un autre Berserker !

Marine rouvrit les yeux, et contempla avec stupeur celui qui venait de s’interposer.

Le Tigre Blanc.

Le Prédateur.

Elle plongea son regard dans ses yeux sombres, qui la regardaient, et y trouva ce qu’elle avait dès le départ soupçonné.

De l’amour.

 

   
         
 

 

Le Requin Bleu n’exprima pas la moindre surprise. Il se contenta de repousser d’un geste du bras la paume du Tigre Blanc – un obstacle de plus sur son passage, un obstacle à éliminer, donc.

Car nul ne s’oppose au Destructeur.

 

   
         

 

 

Le Tigre Blanc libéra brusquement son aura de chaleur, qui dissipa rapidement la zone d’humidité et de froid du Destructeur, et repoussa le Requin de plusieurs mètres en arrière. Le visage du Prédateur exprimait une rage sans borne, une colère mal maîtrisée – une tension prête à être libérer dans un puissant rugissement.

Le Requin Bleu encaissa sans broncher, sans tomber, encore une fois.

Les auras des deux Berserkers s’affrontaient avec intensité, chaleur contre froid, sécheresse contre humidité. Les griffes du Tigre Blanc luisaient, blanches, dans la nuit, dégageant une chaleur telle qu’elles auraient suffi à trancher le plus solide métal.

Aucun des deux ne céderait.

Ils allaient s’entretuer.