III

 

   
 

Il esquiva de peu la charge du Baroug, dont la peau rugueuse lui écorcha le bras.

La piqûre de l’eau salée lui brûla la peau, mais il avait vu bien pire. Il serra les doigts autour de son coutelas, raffermissant sa poigne.

L’animal lui paraissait étrangement nerveux. Sa présence à une telle profondeur était déjà surprenante, mais son agressivité l’était plus encore. La peau couverte d’infimes écailles de ces prédateurs était des plus abrasives, et servait à polir le bois des arbres du Verger. Il n’y avait qu’en certains points que son coutelas pouvait blesser la bête, le tout était donc de viser juste…

Il se prépara, attendant la prochaine charge.

Le Baroug lui jeta un regard caractéristique, vide et effrayant, puis s’élança à travers les eaux.

Nei attendit, encore, encore un peu, puis bascula soudain sous le Baroug, et frappa le ventre de l’animal, provoquant une profonde entaille alors que l’animal continuait de filer à toute vitesse. Du sang s’échappa à flot des viscères de la créature qui se tordit de douleur. Nei tenta d’éviter un dernier coup de queue, mais l’onde de choc dans l’eau lui retourna violemment le bras. Il lâcha son coutelas dans une grimace de douleur.

Son coutelas. Son coutelas d’ivoire !

Il le vit s’enfoncer dans un tourbillon, avalé par les Abîmes, dans les Ténèbres Eternelles

Il paniqua. Ce coutelas était son seul héritage, la dernière chose qui lui restait de ses parents.

Il ne réfléchit pas, et plongea plus profondément. Ce qu’il faisait était interdit, mais il avait une bonne raison : ce coutelas était important à ses yeux, et s’il survivait, il aurait alors un nouvel exploit à raconter. Sinon…

 

   
         
   

Le souffle de l’air contre son visage était grisant. Le froid, intense, lui mordait la peau.

Un, deux

Il avait vu s’éloigner la silhouette de l’Arche, lentement, trônant bientôt au coté du soleil. Il se retourna dans sa chute et regarda la Mer de Nuages s’approcher à toute allure.

Etrangement, il n’avait pas peur. Au contraire, cette chute était si… si enivrante. C’était extraordinaire.

Trois, quatre, cinq

Les nuages, il allait bientôt pouvoir les toucher !

Six, sept

Il fut avalé par l’immensité blanche et duveteuse, et le froid devint supportable. Des gouttelettes se condensèrent sur ses vêtements, ruisselant rapidement sur son corps alors qu’il continuait de chuter.

Huit, neuf

Bientôt, ce serait l’Autre Côté des nuages… Il pourrait alors contempler le Monde du Dessous ! La température augmentait rapidement. Un dernier moment, il songea à l’existence éventuelle du Néant : finalement, il allait vite être fixé.

Dix

Une gigantesque étendue miroitante s’offrit soudain à lui. L’atmosphère, moite, s’occupa d’inonder complètement ses vêtements tandis que la chaleur, étouffante, réchauffait peu à peu son corps. Une immensité aussi vaste que les nuages s’étendait sous lui, plongée dans une étrange pénombre à travers laquelle il voyait mal, une incroyable étendue miroitante d’éclats métalliques… Il fut captivé.

Onze, douze !

Il se souvint brusquement du dernier conseil de son père, et tira sur le cordon.

Il eut le souffle coupé, alors que quelque chose jaillissait du sac. Le choc fut douloureux. Sa tête lui tournait de plus en plus…

Puis il perdit connaissance.

 

   

         
 

 

Nei ne savait pas s’il tiendrait plus longtemps. L’eau devenait de plus en plus froide, et il ne voyait plus qu’à peine son coutelas qui continuait de couler. Son corps cèderait bientôt, il s’en rendait bien compte.

Il n’y arriverait pas. Autant remonter tout de suite.

Non.

Non, il n’abandonnerait pas. Ce coutelas… C’était stupide, mais il était prêt à disparaître avec, avec son seul héritage.

Et ainsi finirait le dernier des Nei…

Un étrange mal de tête le prit, s’amplifiant puis résonnant dans son crâne. Il n’avait jamais atteint une telle profondeur. La vieille Maira disait que des monstres gigantesques hantaient les Abîmes, se dévorant entre eux, envieux du monde de la surface. Elle les disait Gardiens des Terres, chargés de les empêcher de reparaître à la surface, fort soucieux d’appliquer le jugement du Vide…

Tout commençait à tourner dans l’esprit de l’Eclaireur.

L’obscurité devint absolue, et l’eau était si froide, tellement plus froide qu’à la surface ! Il eut envie de dormir, c’était étrange… Son corps s’alanguissait alors qu’il se laissait envelopper par la lassitude…

C’est à ce moment qu’il la vit.

La lumière. Il ne savait pas si ce qu’il voyait était vrai ou pas, mais cela l’attira. L’eau devint étrangement tiède alors qu’il nageait vers elle.

Puis il vit le fond.

Et son coutelas, posé dessus. Une sorte de poussière brune s’éleva alors qu’il récupéra son héritage. Sous la poussière, c’était… c’était solide, en dessous ! Il ne savait pas comment exprimer ce qu’il ressentait, il n’avait pas de mot. C’était plus dur que du bois, plus même que l’ivoire, en fait, c’était aussi dur que les antiques reliques qui servaient à trancher le bois des arbres, peut-être plus même !

Un gigantesque flot de pensées envahit alors son esprit.

Les Terres existaient. Ce n’était pas qu’une histoire. Elles étaient bien là, englouties, au fond des océans. Et c’était bien de là que venait le métal que contenaient les reliques !

Mais cette lumière, d’où venait-elle ?

Alors il vit l’ouverture.

 

   
         
 

 

Son corps, inerte, continuait d’errer au gré du vent. Plongé dans l’inconscience, il dérivait, dans l’ombre de l’Arche, restée loin au-dessus des nuages…

Lahn ne le savait pas, mais son père avait depuis longtemps fait le projet de partir explorer le monde du dessous, et ce, depuis sa propre jeunesse. Le vieil homme avait donc dessiné de nombreux plans de constructions et de machines, toutes destinées à voler, comme le faisait l’Arche elle-même depuis des siècles.

Mais un problème apparaissait toujours, réduisant à chaque fois ses espoirs à néant… Il avait en effet un mal fou à reproduire le mode de propulsion même du lieu qu’il habitait : l’Arche… Qui avait pu la bâtir ? Etait-ce vraiment eux, les Hommes ? Le père de Lahn s’en sentait bien incapable pourtant. Mais…

Le rêve est un guide merveilleux, vous nourrissant d’espoir et d’avenir.

Ce que Lahn avait sur le dos, et qui le protégeait à présent, avait été dessiné d’après l’étude d’une inscription découverte parmi les gravures de métal du sous-sol de l’Arche. Cela parlait d’une sorte de grande toile, destinée à freiner la chute quand on tombait de l’arche…

Il avait fallu trois jours et deux nuits à son père pour réunir toute la toile nécessaire et la coudre.

Il la finit juste à temps pour l’offrir à son fils.

 

   
         

   

Il jaillit de l’eau et remplit enfin ses poumons brûlants.

Il l’avait vu, il avait vu le fond et visité les Abîmes!

Il passa un temps à reposer ses muscles, nageant calmement sur le dos.

Son esquif n’avait guère bougé depuis qu’il l’avait quitté, car les courants étaient faibles dans cette zone, propre à la prolifération du Karill. De toute façon, il l’aurait facilement retrouvé : tout l’art des Eclaireurs était de reconnaître et de sentir les courants marins, et de se diriger d’après eux… C’était chose habituelle, et instinctive pour ceux de sa caste.

Il grimpa enfin dans son petit bateau et s’effondra, heureux de retrouver la senteur du bois du Verger. Il n’en revenait toujours pas. Il avait même vu du métal ! En quantité ! Même la vieille Maira n’en reviendrait pas ! Il en dansa de joie, tout seul sur le pont, mais un vertige soudain l’empêcha de poursuivre : il était encore sous le coup de la fatigue, à cause de sa longue plongée.

C’est là qu’il remarqua la colonne d’ombre, qui s’approchait, silencieusement, de son esquif. Une colonne noire, obscurcissant le ciel, cachant la lumière. C’était un très mauvais présage que de voir ces étranges zones d’ombres, qui se déplaçait lentement dans le ciel selon une course inconnue. Nei en avait toujours eu un peu peur : ces étranges colonnes étaient un peu leurs ennemies, à tous les Eclaireurs, elles qui semblaient être les opposées des Eclaircies… Et quand elle vous couvraient de leur obscurité, la sensation était indicible, vous glaçant d’effroi.

Il libéra la voile, rapidement gonflée par la brise tiède, et manœuvra pour éviter la clonne de ténèbres qui approchait inexorablement.

Il était tellement concentré qu’il ne vit pas l’autre ombre qui filait dans sa direction. Une ombre qui elle tombait à toute allure.

L’impact, sourd, fut terrible, et Nei s’effondra sous le poids de la chose qui s’était écrasée sur lui. Le choc lui brisa les jambes, et il poussa un râle de douleur en sentant ses os plier et craquer.

Une gigantesque voile blanche recouvrit son bateau, et la douleur fit place à la stupeur, celle de découvrir qu’un homme était tombé du ciel.