IV

 

   
 

Lahn se réveilla, une douleur sourde dans le crâne, le corps légèrement engourdi. Il essaya de se relever, mais quelque chose l’empêchait de reprendre son équilibre.

C’est alors qu’il comprit, avec horreur, que le sol était en train de bouger, ou plutôt, de flotter sur un liquide, comme de petites barques dans le Grand Lac de l’Arche… Une sorte de tangage affreux, loin de le sécuriser, le força à se plaquer contre le plancher de bois.

Il regarda autour de lui, prudemment. La pénombre s’était encore assombrie : il allait certainement faire nuit bientôt. L’épaisse couche de nuages au-dessus de lui était impressionnante. On ne voyait rien au travers. Ni lune, ni nuages. C’était si étrange, si… oppressant.

Une voix gronda derrière lui. Il se retourna, le cœur battant de peur.

Une silhouette, allongée sur le sol et accoudée à une sorte de cabine à l’arrière du petit vaisseau, lui parlait. Il n’en comprit pas les paroles. L’homme, car c’était bien un homme qui parlait, fit alors jaillir un feu qui illumina son visage. Il posa la torche sur une sorte de chandelier taillé dans le bois, et le dévora alors du regard.

Lahn en fit tout autant.

Ils restèrent un long moment, à s’observer en silence.

L’homme était grand, plus grand que lui, et sa peau étrangement cuivrée. Il se demanda comment cela se faisait, vu le peu de lumière dans lequel ce monde était plongé… Lui-même était plutôt pâle, mais c’était naturel, puisqu’il passait tout son temps dans les entrailles de l’Arche. L’Etranger souffrait apparemment des deux jambes, et l’une d’elle formait d’ailleurs un angle bizarre avec le reste de son corps…

Au bout d’un moment et à force de déductions, Lahn comprit. C’était de sa faute. Il avait dû lui tomber dessus, lui brisant les jambes dans sa chute. Il tenta alors de parler, pour s’excuser.

L’autre le regarda étrangement, puis un sourire éclaira son visage. Il lui répondit dans sa langue, un langage agréable, aux sonorités coulantes et à l’accent chantant.

Il lui montra d’abord ses jambes, en mauvais état, lui indiqua ensuite plusieurs endroits de son « arche de bois », y compris l’étrange voilure qui devait servir à mouvoir ce vaisseau, avec l’énergie du vent… Finalement il se montra du doigt, et dit « Nei ».

Lahn comprit alors, et répondit, du même geste : « Lahn ».

L’homme qui s’appelait « Nei » parla longuement, puis Lahn saisit tout à coup ce que l’autre lui demandait. Il en resta bouche bée.

« Nei » lui demandait de piloter son vaisseau.

 

   
         
   

L’Homme Tombé du Ciel se débrouillait bien. Et il apprenait vite surtout.

Nei lui avait indiqué les diverses manœuvres à réaliser pour manœuvrer, et il y parvenait étonnamment bien pour un Apprenti… Le plus incroyable fut encore de le voir abandonner sa propre langue pour apprendre des rudiments de la sienne…

Mais pouvait-il vraiment le considérer comme un Apprenti ? Cet homme venait de derrière les nuages : qui pouvait dire tout ce qu’il savait, ou ne savait pas ? Il venait bien d’un monde dont lui, Nei, avait longtemps rêvé… Il aurait pu se méfier des intentions de cet homme, mais il avait pris le parti de l’Hospitalité, comme il convenait de le faire entre tribus.

Ses jambes brisées, il ne pouvait plus conduire son navire, et seul l’Homme Tombé du Ciel était disponible. Leur alliance était donc d’abord une nécessité. Et puis…

« Lahn », tel était son nom, avait pris grand soin de ses jambes, et lui avait fait comprendre qu’il guérirait bientôt. Et c’était vrai. La douleur s’était un peu apaisée depuis, et les os de ses jambes se ressoudaient, il le sentait. Et dire qu’il se croyait condamné à perdre son statut d’Eclaireur…

Il regarda l’Homme Tombé du Ciel s’affairer sur la voilure.

Nei se redressa et plongea le bras dans l’eau.

Fermant les yeux, il se concentra. Il sentit alors, peu à peu, la logique des courants, chaque onde, chaque tourbillon… Non, ils n’étaient plus très loin de la tribu. Nei en était certain.

 

   

         
 

 

Il tira plus fort sur la barre qui lui résistait.

C’était sa première  « Thempëte » : c’était le mot que Nei employa pour désigner ce qui était en train de se passer.

C’était fantastique.

Lahn avait du mal à entendre la voix et les conseils de l’Homme du Dessous dans le rugissement des flots déchaînés. En fait, il n’aurait jamais crû que le monde du Dessous pût être à ce point… Comment dire ? Hostile était le seul mot qu’il connaissait et convenait à peu près. Et encore, il aurait fallu dire très très  très hostile.

Toute cette fureur, toute cette énergie… Tout cela était si différent de la vie d’en haut, là-bas, sur l’Arche, si paisible et si tranquille.

Plusieurs journées avaient passées depuis sa chute ( bien qu’il ait eu beaucoup de mal à se faire au début à la pénombre du « jour » ), et il en avait beaucoup appris sur Nei, et sa « Tribü ».

« Tribü »…

Quel mot curieux… Lahn, au fil des conversations, s’était rendu compte que le langage de Nei ressemblait étrangement à la langue des archivistes du Concile : en fait, il s’agissait bien d’une variante de cette langue, mais fortement altérée, un langage ancien que les jeunes érudits apprenaient en tant que langue morte pendant leur formation, car c’était celle dans laquelle les manuscrits de la Grande Bibliothèque étaient écrits… Leurs vocabulaires pouvaient être très différents, mais la syntaxe et la grammaire étaient des plus similaires. Il y avait beaucoup réfléchi, et ce qu’il en déduisit était incroyable.

Quelle découverte extraordinaire cela constituerait ! Il y aurait non seulement des hommes en dessous des nuages, mais des hommes dont la langue dérivait de celle des érudits eux-mêmes ! Cela renforça d’autant son hypothèse d’une origine commune : Nei et sa tribu avaient très certainement les même ancêtres que les habitants des Arches ! Si seulement ces vieilles barbes du Concile étaient là, au cœur de la tempête, il se serait fait un plaisir de leur asséner la vérité !

Un coup de vent soudain puis une gigantesque vague refroidirent un peu son enthousiasme, et les hurlements de Nei n’étaient guère rassurants non plus. Des éclats lumineux traversèrent alors le ciel assombri, accompagnés de grondements assourdissants. C’était magnifique.

Lahn, agrippé à la barre, jubilait.

Il adorait toute cette animation. Cela le changeait de l’ennui mortel qu’était la vie sur l’Arche.

Oui, vraiment, il adorait ça.

 

   
         
 

 

Nei fut content de voir la tempête arriver à son terme. Non pas qu’il ne faisait pas confiance à « Lahn », mais il est vrai que voir son petit esquif entre les mains d’un Apprenti ne le rassurait pas… D’autant que l’Homme Tombé du Ciel semblait adorer les tempêtes et les éclairs, au point que c’en était presque effrayant.

Ses jambes étaient valides à présent, et il pouvait remarcher. Quand il se releva pour la première fois, Lahn l’avait regardé d’un air bizarre. Il lui expliqua alors que là où il vivait, les gens mettaient des mois à récupérer d’une « Fraktur », alors que lui s’en était remis en une semaine.

Les gens de là haut étaient donc si fragiles ? Cela l’étonnait beaucoup : il faut avouer que Nei avait imaginé tout autre chose sur le monde d’au de-là des nuages. D’abord, il ne pensait pas qu’il y aurait des hommes là bas aussi. Lahn lui avait raconté comment ils vivaient, dans le « Siel », sur un gigantesque navire flottant comme le sien, mais sur les nuages. Rien que d’y penser, cela le fit frissonner. Quelle vie incroyable cela devait être là haut ! Et en plus, il n’y avait pas qu’un seul navire géant, mais plusieurs !

L’autre chose que Lahn n’arrivait pas à comprendre était la méthode que les Eclaireurs employaient pour se repérer sur l’océan et diriger la course de leur bateau. Il avait bien essayé d’apprendre à l’Homme Tombé du Ciel comment sentir les courants marins, mais ce dernier n’y parvenait pas, de sorte que c’était à lui que revenait la tâche de plonger et de sentir les flux de l’océan. L’Homme Tombé du Ciel n’arrivait pas à véritablement sentir ces flux, ses perceptions devaient être voilées, d’une façon ou d’une autre, mais ce n’était pas bien grave : il n’était pas fait pour être Eclaireur, c’est tout.

Lahn lui avait dit que sur son « Arsche », il n’y avait pas besoin d’apprendre à se repérer dans le « Siel » car le navire des nuages se dirigeait de lui-même et connaissait tout seul son chemin, qu’il suivait depuis toujours. Le plus difficile en fait était de se diriger au sein même de « l’Arsche », mais ils avaient des « Plhan » et des « Panö » pour cela. 

C’était vraiment incroyable : des navires flottants dans les cieux, au de-là des nuages, et qui en plus se dirigeaient seuls !