VI

 

   
 

Nei écarta l’Homme Tombé du Ciel de la trajectoire du Pliope.

Ces horreurs marines étaient redoutées car elles s’agrippaient à vos membres, vous enlaçaient de leurs tentacules pour vous noyer et vous dévorer lentement, flottant entre deux eaux…

Celui ci n’était guère grand, à peine plus grand que lui-même en fait, mais la faim avait dû l’amener à attaquer les proies faciles que les deux humains représentaient. Lahn esquivait malgré tout par de grands mouvements maladroits, mais le Pliope avait vite comprit lequel des deux était le plus faible, et s’acharnait donc sur l’Homme Tombé du Ciel.

Nei s’interposa à nouveau, et entailla l’une des tentacules de la créature qui frémit de douleur. Elle se retourna face à lui et tendit ses appendices blanchâtres. Nei esquiva à nouveau, fit un mouvement de bascule au-dessus du Pliope de façon à voir l’arrière de son abdomen gonflé. Il frappa alors, faisant une longue entaille verticale. L’agitation de la créature fut telle que son mouvement fut, pendant un bref instant, aussi vif que si elle s’était mue à la surface…

Nei jeta un coup d’œil sur Lahn. Il était effrayé mais apparemment prêt à poursuivre la descente dans les Abîmes.

Dire que l’Eclaireur était impressionné par le courage de l’Homme Tombé du Ciel n’était que peu de chose par rapport à l’admiration qu’il portait à ce petit homme à l’esprit si vif, et qui apprenait si facilement, dans un univers où tout lui était étranger.

Oui, Nei était admiratif.

Depuis qu’il connaissait l’Homme Tombé du Ciel, il avait appris non seulement beaucoup de choses sur le monde qui l’entourait, mais il apprit aussi à le regarder d’une façon différente. Son envie de découvrir le monde des « Arsches » crût d’autant plus, et il avait demandé à Lahn s’il pourrait l’accompagner, si jamais il trouvait le moyen de remonter. L’Homme Tombé du Ciel lui répondit dans un sourire : l’idée qu’il ne vienne pas ne l’avait même pas effleurer.

A présent, Nei ferait tout pour qu’ils réussissent.

Pour que leur deux mondes n’en fassent plus qu’un…

 

   
         
   

Lahn était à bout de souffle. Il s’était beaucoup entraîné pourtant, mais il sentait brûler ses poumons, se consumant lentement alors qu’il manquait d’air.

L’eau qui l’entourait était plus obscure que la nuit, et tellement froide…

Il en arriva à regretter la vie sur l’Arche, où il ne faisait ni trop chaud, ni trop froid, où tout était parfait, réglé et arrangé pour rendre la vie de ses habitants la plus agréable possible. C’était si merveilleux.

Il sentait l’engourdissement que Nei lui avait décrit l’envahir lentement. Il se demanda comment lutter.

Il se força à réciter mentalement la liste des constellations du ciel nocturne, puis quand il finit, celle des étoiles. Les étoiles… Cela faisait longtemps qu’il ne les avait plus vues. Il récita ensuite la longue liste des éléments chimiques enseignée à l’Académie, puis leurs différents composés, et enfin, à court, il se mit aux tables de multiplication.

Mais son endurance avait des limites.

Alors il ferma les yeux, sans le savoir. Après tout, il faisait si noir, pourquoi garder les yeux ouverts..? Et puis… Et puis…

 

   

         
 

 

Il secoua l’Homme Tombé du Ciel, qui gisait, glacé, entre ses bras.

Ils étaient arrivés.

Ils étaient au fond.

Une vaste salle aux parois de « Métall »s’étendait devant eux, éclairée par une étrange lumière blanche et curieusement froide. Nei était parvenu à les traîner hors de l’eau à l’approche de la lumière, et maintenant, il tentait de ramener son ami à l’état conscient. Il tira de sa ceinture une petite outre de cuir et la porta aux lèvres de Lahn : c’était de la liqueur du Verger. Il espérait que cela le réchaufferait, peut-être…

L’autre resta inerte. Nei avait bien vérifié pourtant : Lahn ne s’était pas noyé, il n’y avait pas d’eau dans ses poumons. Il devait être épuisé, tout simplement, ou alors était-ce le choc du froid sur son corps ?

Nei ne savait pas, il aurait voulu détenir le Savoir de l’Homme Tombé du Ciel, qui comprenait toujours tout, lui. Il faillit paniquer, pour la première fois de sa vie.

Il se reprit soudain, et secoua le corps de Lahn. Il cria, pesta, et finit par le frapper et lui donner de grandes claques. Il se mit bientôt à hurler et à secouer le petit homme dans tous les sens.

Il s’arrêta lorsque Lahn s’éveilla brusquement, et éclata d’une toux atroce. Ce dernier mit encore un moment à reprendre ses esprits. Le petit homme était vraiment très fort, Nei n’en doutait plus.

Lahn tenta de parler, mais sa voix n’était plus qu’un croassement rauque, un peu comme celui des Karill qu’on faisait cuire sur des braises. L’image fut suffisamment drôle pour dissiper ses dernières inquiétudes… Il éclata d’un rire vif et joyeux.

Quand l’autre lui demanda pourquoi il riait, il répondit simplement qu’il commençait à avoir faim.

 

   
         
 

 

C’était fascinant.

On aurait dit le Temple des Machines.

Les parois métalliques luisaient d’un éclat sombre, éclairées par des lampes disposées à intervalles réguliers. Même la qualité de l’air lui rappelait celle de l’Arche, fraîche et pure. C’était agréable de sentir cet air si familier : la douleur de ses poumons blessés s’apaisait, et la sensation de brûlure s’effaça peu à peu.

Ils progressaient, toujours plus profondément sous la Terre : Nei avait vu l’inscription tout au bout, alors qu’il débouchait sur un espace si grand qu’on n’en voyait pas le fond. Les gravures étaient inscrites sur une sorte de pilier central, faite d’un métal lumineux.

L’Eclaireur marchait d’une façon assez maladroite, habitué qu’il était au roulis de la mer : marcher sur un sol stable était loin de lui être familier, et il avait des crises de vertiges de temps en temps, comme la première fois qu’il était venu. Lahn comprenait que c’était son sens de l’équilibre qui se recalibrait, mais il ne savait pas comment l’expliquer à Nei. De toute façon il était trop pressé d’arriver au bout de leur quête…

Soudain, ils arrivèrent.

Même Lahn en eut le souffle coupé.

L’immensité de la salle qui s’ouvrait à eux dépassait la taille même du Dôme de l’Arche. Les ténèbres couvraient le lieu seulement éclairé de lueurs intermittentes. Il leva les yeux, tentant malgré tout d’évaluer la hauteur des murs, mais il ne vit rien que l’obscurité. Devant eux, vers ce qui semblait être le centre de cette pièce gigantesque, trônait un colossal pilier de métal, analogue à ceux, plus petits, qui s’élevaient au cœur même de l’Arche, parcouru de la même façon par de réguliers battements lumineux qui en parcouraient toute la hauteur.

Il avala sa salive, hésitant.

Il vit Nei s’enfoncer dans les ténèbres, reprit courage et le suivit.

Qu’allaient-ils découvrir ici..?

 

   
         
 

 

Nei resta muet devant la splendeur qui s’offrait à présent à ses yeux d’Eclaireurs.

Il avait seulement effleuré le pilier, et toute la salle s’était éclairée d’une incroyable lumière, si forte qu’elle l’aveugla pendant un moment.

Pour la première fois, ses yeux étaient éblouis. Même le feu n’avait pas cet effet.

L’Homme Tombé du Ciel avait repris les grimaces propres à son étonnement et observait le pilier, dont il fit le tour trois fois. Il tenta de toucher à des gravures, mais rien ne répondait. Il renonça alors, s’assit en tailleur et prit cet air sérieux qu’il arborait à chaque fois qu’il réfléchissait intensément.

Nei explora à son tour le pilier, et reconnut les gravures de son coutelas. C’était bien les mêmes signes. Lahn lui avait dit que ces symboles servaient à « Ekrir », et que si on connaissait les symboles, on pouvait alors les reconnaître, et comprendre leur sens : c’était ce qu’il appelait « Lir ».

Il se demanda alors ce que voulaient dire les gravures de son coutelas qu’ils venaient de retrouver ici, dans les profondeurs de l’océan. Le coutelas était dans sa famille depuis si longtemps que personne ne s’en souvenait…

Il retourna alors auprès de Lahn, qui soupira en écoutant sa question. Il connaissait bien cette attitude, qui signifiait qu’il avait des choses plus importantes à faire qu’écouter. Mais l’Homme Tombé du Ciel se ravisa, et lui répondit, une lueur étrange dans les yeux :

« Noë… »

 

   
         
 

Mais bien sûr ! Il aurait dû y penser !

Lahn se releva et retourna en courant vers les gravures inscrites sur le pilier, traînant Nei qui ne comprenait pas. Il toucha alors chaque lettre de métal, tentant de les enfoncer : n’y parvenant pas, il demanda à l’Eclaireur de prononcer le nom gravé sur le pilier, haut et fort, tout en appuyant sur les gravures, ce qu’il fit.

Soudain, un vaste frémissement parcourut la salle. Une multitude de lumières clignotèrent, accompagnant l’apparition de gigantesques panneaux jaillissant du plafond et du sol. Nei paniqua et s’adossa au pilier, contemplant avec frayeur toute la mécanique du lieu qui s’agitait. D’autres panneaux, plus petits, jaillirent à leur tour du pilier, montrant un nombre incroyable d’écrans et de boutons. Comme sur l’Arche… Là-bas, ces écrans leur servaient à projeter des images d’un lieu à l’autre, et les boutons servaient à activer des commandes basiques comme l’ouverture des portes et l’éclairage des salles. Mais tout cela se commandait aussi par la voix, et cela il l’avait oublié.

Des sièges surgirent finalement du sol, mettant un terme à l’agitation ambiante...

Il inspecta les panneaux de commande, se rappelant ses lointains souvenirs de théorie techno-descriptive.

Puis il comprit, enfin.

Il avait passé des années avec son père à tenter de découvrir comment contrôler l’Arche, sondant les inscriptions, cherchant un système de commande, mais en vain. Ils n’avaient jamais rien trouvé.

A présent il comprenait pourquoi.

Le système de contrôle de l’Arche n’était pas sur l’Arche elle-même. Il n’y avait jamais été en fait. Tout était contrôlé de la surface. Tout était contrôlé d’ici.

« Noë »…

Cela devait être le nom du concepteur de la machine, de celui qui avait créé les Arches et toutes ces installations…

Un homme qui avait accepté de rester à la surface pour permettre la fuite des autres.

Un homme dont les descendants étaient les Arpenteurs de Pénombre.

Et Nei était peut être le descendant direct de cet homme…

« Nei » : était-ce le nom de Noë altéré par les siècles ? Tout cela était-il seulement imaginable ? Pourquoi tout le dispositif de contrôle devait-il rester sur Terre ? Il aurait pu faire des Arches des unités volantes indépendantes et libres de leur mouvement, pourquoi alors maintenir le contrôle d’ici ? Pourquoi ?

Pourquoi ?

Il se retourna quand un vrombissement parcourut la salle.

Nei s’était installé au poste de commande. Et sans qu’il touche quoi que ce soit, tout s’était mis en marche !

Car bien qu’il ne le sût pas, la Machine, elle, n’attendait qu’une chose : un enfant de Noë…